Se faire une toile, plus décoiffant que les montagnes russes !
Et non, ce n’est pas la ligne 13 en période d’affluence ! Ce n’est pas non plus la plage, pas même le supermarché du coin, mais bel et bien la salle de cinéma.
Dans sa contribution de 2012, intitulée “Qui s’asseoit où ?“, Claude Forest détaille les stratégies d’occupation des places dans une salle de cinéma. Fort bien documentée par une observation continue des spectateurs de salles parisiennes et de banlieue, durant six mois, cette étude dévoile la chorégraphie de nos bas instincts et de nos pulsions collectives. Elle soulève surtout cette interrogation : et si le spectacle avait déserté l’écran pour se dérouler dans la salle ?
Homo cinématograficus
Entrer dans une salle de cinéma, y trouver sa place, maintenir un certain confort durant la projection ne sont pas des activités rationnelles. C’est pourtant ce que je croyais naïvement. Munie d’un billet qui m’attribue à coup sûr une place, toujours légèrement en avance pour m’installer en milieu de rangée, au 2/3 de la salle, ce qui me permet d’apprécier une projection optimum, je ne cède jamais à la précipitation de la foule. J’ai mon petit carré d’or imaginaire en tête et j’y trouve à chaque fois une place -voire deux, quand je suis accompagnée.
Je suis donc outrageusement civilisée et policée, alors même que la salle obscure réveille le primate chez tout à chacun. Pénombre et confinement en sont probablement la cause : elles sont génératrices d’insécurité et d’un besoin irrépressible de contrôle du territoire.
Claude Forest analyse avec un sérieux inébranlable, une désopilante comédie humaine qui me fait presque regretter de ne pas être plus attentive à la faune qui fréquente les salles de cinéma. Il y a ce spectateur qui pénètre en premier dans la salle, sélectionne sa place et ressent la gratification d’être distingué parmi la foule, de dominer les autres. Cet inquiet atavique qui se positionne dans le rang du fond pour s’éloigner des autres, les surveiller d’un seul regard et maîtriser toute agression éventuelle. Cette bande de jeunes affichant un sentiment de supériorité, du seul fait d’appartenir à un groupe qui se fait remarquer.
Dans les travées des multiplexes et des salles arts et essais règne une sourde compétition. Des zones d’évitement se créent, des concessions tacites d’espaces se produisent, des déplacements sont provoqués par une soumission librement consentie. La lumière tamisée cache des provocations feutrées et des rivalités muettes, des regards maussades qui dissuadent les tentatives d’appropriation des places vacantes, occupées par un manteau, mais aussi des attitudes de protection « objectivement inutiles » par le mâle alpha qui fait instinctivement obstacle de son corps en s’installant vers l’allée. Tous ces habitus inscrits dans nos inconscients de spectateurs nous rapprochent, selon Claude Forest, du comportement des primates. Et sans le savoir, nous vivons, ainsi, à chaque séance de cinéma une expérience collective de réactions archaïques. Ce joli spectacle primitif prendra peut-être fin avec cette tentative de pacification des stratégies de placement initiée par les cinémas Gaumont, qui proposent de choisir sa place lors de l’achat de son billet !
De l’expérience primitive à l’expérience immersive
Transformer l’expérience collective d’une projection semble être la grande affaire des producteurs, des distributeurs et des exploitants. En multipliant les innovations technologiques, ils cherchent à garder dans les salles, les spectateurs, que les observations de Claude Forest n’auraient pas définitivement fait fuir.
Alors que certains investissent dans un confort accru pour le spectateur avec des places prestigieuses, fauteuils larges de 65 cm, à partager en duo (Mk2 Bibliothèque, salle Pathé + du Wepler), parfois inclinables, ce qui permet de voir un film en position semi-allongée (Gaumont Montparnos), ou proposent carrément des salles de cinéma privées (MK 2 Paradisio à Saint-Germain-des Prés), d’autres se vantent de révolutionner l’expérience du spectateur en lui faisant vivre un cinéma total.
Ouverte début mars 2017, la salle 4DX du Pathé La Villette est à la pointe de la technologie immersive. La bande annonce donne plutôt l’impression d’être coincé dans le grand huit d’un parc d’attraction.
Apparemment, les spectateurs du dernier King Kong sont ressortis lessivés d’une projection particulièrement intense qui a duré deux heures. Plus d’une vingtaine d’effets ont pour objectif de plonger le spectateur au cœur de l’action – quitte à le brutaliser un peu : mouvements du siège, vibrations du dossier, effets sensoriels tels que chatouillement des jambes, vent, brouillard, eau, éclairs, bulles. Il faut évidemment que le film se prête à ce genre de prolongements, d’où une programmation exigeante et remuante. Ont déjà été projetés Fast and Furious 8, Ghost in the Shell et La Belle et la bête. En ce moment, il est possible de voir Blade Runner 2049, Kingsman, et Lego Ninjago, le film (vraiment, on en a envie ?). Je vous laisse apprécier quelques extraits des consignes de sécurité :
« En cas de problèmes de santé, même mineurs, il est recommandé de consulter votre médecin avant la projection (bien sûr, on va le déranger pour ça). Afin d’assurer votre sécurité et éviter toute conséquence indésirable, l’expérience 4DX est déconseillée aux personnes ayant les problèmes suivants : épilepsie, hypertension, problèmes cardiovasculaires, problèmes de dos ou de nuque, problèmes orthopédiques, naupathie (ça c’est le mal de mer), problèmes respiratoires ou allergies, d’autres problèmes graves de santé physiques ou psychologiques. Pour votre sécurité, elle est également déconseillée aux personnes suivantes : femmes enceintes, personnes âgées à mobilité réduite, personnes sous médicaments, sous l’influence d’alcool ou de drogue, enfants en dessous de 4 ans, personnes de taille inférieure à 100 cm, personnes en dessus de 120 kg (c’est bien du copié/collé, je ne suis pas responsable de cette coquille). Evitez les vêtements délicats ou tout autre article susceptible d’être défavorablement affecté par les effets 4DX. Veillez à protéger les vêtements contre le vent, l’eau, les bulles et les forts parfums (combi de plongée ou ciré marin indispensables) Les boissons chaudes sont interdites dans la salle. Elles pourraient causer des dommages ou pannes des sièges 4DX (mais ne surtout pas vous brûler !). »
Cette lecture m’a convaincue que l’intensité de cette expérience n’était définitivement pas pour moi, car, si je remplis les conditions d’âge, mensurations, poids, sobriété (aucun excès sur ces critères), je suis en revanche sujette aux nausées dès que je fais la planche sur une mer d’huile ! J’ai déjà vécu un grand moment de gêne lorsque j’ai fait tomber un sachet géant de M&M’s en plein milieu d’une scène où tout le public retenait son souffle. Et cent M&M’s qui roulent jusqu’au premier rang, ça prend du temps, croyez-moi ! Alors j’imagine ma mortification si je devais essuyer les chaussures d’un voisin de 4DX, qui aurait omis d’enfiler une combinaison intégrale avant une de ces projections.
Moins de risques de vertiges de l’estomac, mais aussi moins de choix dans la programmation des salles ICE des cinémas CGR, puisqu’un seul film est projeté avec la technologie LightVibes (Valérian de Luc Besson). Le concept promet, en toute modestie, de faire vivre au spectateur une odyssée. Quand on sait qu’Ulysse a mis dix ans à rejoindre son Ithaque, je ressens une légère crispation au niveau du cortex limbique. Qualité d’image spectaculaire, amplification des détails sonores, confort maximal des fauteuils avec larges espaces de circulation et gradinnage offrant une visibilité optimale de l’écran, la salle ICE prolonge la projection du film au-delà de l’écran. Dans la salle, des panneaux latéraux luminotextiles LED reproduisent les couleurs des séquences projetées, capturant littéralement le spectateur dans l’image.
« C’est une véritable forme d’écriture. Des films s’y prêtent, d’autres pas, il ne faut pas tomber dans les excès », note Jocelyn Bouyssy, directeur général du groupe CGR Cinémas, que l’on remercie pour cette mise en garde. On attend donc de nouvelles productions développées en LightVibes pour se faire un avis.
Evidemment, toutes ces expériences de cinéma ont un coût un peu plus élevé que l’habituel billet de cinéma : rajoutez 1€ au prix de votre billet pour l’accès à la salle Pathé + et 2€ pour les fauteuils les plus confortables, comptez 15 € pour la salle ICE,15 à 18 € pour la salle 4DX du Pathé La Villette (supplément 3D).
Le confort et l’innovation ont certes un prix, mais il ne faut pas oublier que le plus important reste le film sur l’écran. La technologie ne remplacera jamais le récit, la magie, l’émotion d’un beau film. On peut m’en mettre plein la vue et les oreilles, s’il n’y a pas une histoire qui me captive, des interprètes auxquels je m’identifie, je ne ressentirai pas l’émotion que je suis venue chercher au cinéma. On substitue le sensationnel aux sensations. On me propose une projection à m’en retourner l’estomac, mais on ne cherche pas à me bouleverser l’esprit et le cœur.
Je suis prête à braver les primates des salles obscures, si je peux vivre une expérience de cinéma identique à celle de Cécilia, incarnée par Mia Farrow dans « La Rose Pourpre du Caire » de Woody Allen, et emporter avec moi, en dehors de la salle, un peu de ce qui était sur l’écran.