Ceci est une rubrique nécrologique, celle des 254 salles de cinéma qui ont disparu de la Ville Lumière.
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Paris est un immense cimetière de salles disparues, on y déambule comme au Père Lachaise. Devant nombre d’immeubles parisiens, de garages, de petites et moyennes surfaces, de salles de sport, on pourrait apposer une stèle : « Ci-git un cinéma de quartier qui a prodigué tant qu’il a pu du rêve, de l’émotion, du rire et des réflexions ». Paris compte 88 établissements cinématographiques en activité en 2016, selon la dernière étude du CNC Géographie du Cinéma en 2016. Mais en 1946, on recensait 342 salles.
Je m’estimais privilégiée parce que j’ai, à quelques minutes à pied de mon domicile, un établissement avec quatre salles. Je suis à portée de métro de plusieurs multiplex. Et puis un jour, au hasard de mes pérégrinations sur internet, je tombe sur cette photo :
J’aurais pu voir le Cinéma Le Rambouillet de ma fenêtre, s’il n’avait été fermé en 1979. A la place s’élève un immeuble d’habitation. Immonde.
Ma passion pour le cinéma est née dans de petites salles, des établissements souvent mono écran. L’été, je blanchissais dans la pénombre du cinéma des Mimosas à Noirmoutier avec sa programmation estivale des meilleurs films de l’année écoulée, assortie de soirées classiques avec Il était une fois dans l’Ouest ou Midnight Express. Plus tard étudiante, j’ai passé des après-midis pluvieux à l’abri du cinéma François Truffaut à Chilly-Mazarin. Puis des nuits à la MJC de la même ville dans une micro salle qui comptait dix rangées de fauteuils moelleux, à la découverte des grands films de Carlos Saura de la décennie 70 : Ana y los Lobos, Cria Cuervos et Mama tiene cien anos. Fort heureusement, ces établissements sont encore en activité.
Godard disait que le cinéma fabriquait des souvenirs, j’en ai mille que je chéris.
Mais alors quels cinéphiles fabriquons-nous si les lieux mêmes de leurs premiers émois n’existent plus ?
Les Lumières fantômes
Ce qui se passe à Paris, n’est pas un phénomène unique. Sylvain nous racontait en commentant l’article Faut-il encore fréquenter les salles de cinéma ? :
Je vous envoie un lien qui illustre cette rue de Buenos Aires des années 40 à l’époque d’or du cinéma, où il y avait un cinéma à côté de l’autre. On peut remarquer les noms français des salles, illustrant l’influence de la culture française sur cette ville. La photo ne montre pas la foule qui encombrait la rue les jours d’affluence.
Je suppose que cela devrait aurait dû être pareil dans d’autres villes du monde, surtout d’Amérique latine à une époque où Hollywood, La Victorine et Cinecitta se disputaient le public mondial et apportaient du crédit pour la construction de salles.
Il s’est lui aussi fabriqué des souvenirs de cinéma, dans cette rue de Buenos Aires appelée autrefois la Calle de los cines. Dans les années 1920, des salles à l’architecture extravagante avec leurs colonnes dressées, leurs sols de marbre et leurs sculptures d’éléphants à l’entrée des établissements, vivaient l’âge d’or du cinéma muet. Les salles rivalisaient dans la programmation des orchestres qui accompagnaient les projections. Ainsi Carlos Gardel se produisait-il à l’Esmeralda. Ces salles ont laissé quelques empreintes, fantomatiques, désormais cachées par des enseignes de junk food américaines ou des échoppes de souvenirs. Quelques multiplex demeurent encore en témoignage d’un passé révolu.
La carte de l’association Paris-Louxor, première carte interactive et participative, proposée dès 2014, recense les cinémas de Paris avec des codes couleurs spécifiques : en bleu, les salles disparues, en jaune, celles en construction, en orange, celles transformées en salles de spectacle, en rose les classées X (il n’y en a plus que deux) et en vert, celles toujours en service. Le constat est sans appel, le nombre de repères bleu file le blues aussi sûrement que la Dernière Séance d’Eddy Mitchell.
© Association Paris-Louxor
En 1946, les cinémas sont répartis dans tous les quartiers parisiens, avec quelques zones de forte concentration telles que les Grands Boulevards et les boulevards des Fermiers Généraux. Evidemment ces salles n’ont principalement qu’un seul écran, mais elles ont une allure folle. En 1910, le Gaumont Palace, derrière sa façade belle époque peut accueillir 5000 spectateurs. Dans les années 30, l’architecte Georges Peynet en revoit entièrement la décoration, la salle devient un petit bijou luxueux, tout en restant populaire. La façade extérieure est transformée, découpée en trois pans qui culminent à 50 mètres, avec en lettres géantes et lumineuses l’enseigne Gaumont Palace. À l’entracte on peut se rendre au salon de thé, au bar, au foyer, ainsi que dans les galeries promenoirs. L’écran de 23 mètres de large permet la projection des films en Cinémascope. Vendu à des promoteurs immobiliers, le cinéma est détruit en 1973. Ce sont les enseignes d’un Hôtel Mercure et d’un Castorama qui lui tiennent lieu de pierre tombale.
Paris disposait d’un patrimoine de salles de cinémas unique, elle était réellement la capitale du cinéma. Avec leur beauté unique, leur étrangeté architecturale, leur gigantisme spectaculaire ou leur modeste devanture, les salles de cinéma projetaient du rêve à même les trottoirs. Affiches monumentales, slogans accrocheurs, photos d’acteurs punaisées dans les vitrines, la promotion des films étaient un art du désir réalisé par des artistes. Il fallait lever les yeux pour découvrir ces affiches illustrées, rivalisant de créativité pour distinguer un film d’un autre. En plus d’embellir les rues de Paris, ces salles de quartier permettaient aux parisiens de découvrir les films près de chez eux. Les cinéastes bénéficiaient alors d’une combinaison de sortie de leurs œuvres, petite ou grande, mais toujours possible sur un délai d’exploitation honorable. Il y avait alors une première, seconde ou troisième « exclusivité », à des tarifs dégressifs à la portée de tous.
L’effondrement du nombre de salles s’est fait au détriment des arrondissements périphériques. Les 18e, 19e et 20e arrondissement qui comptaient ainsi 70 salles, en ont désormais moins de 10. En outre, les écrans se sont concentrés sur quatre pôles drainant plus de 30% de la fréquentation : les Halles, les Champs Elysées, le Quartier Latin et Montparnasse.
Nouvelle géographie pour nouveaux usages
Le dépeuplement de certains arrondissements et la polarisation des salles de cinémas est liée à la révolution de l’exploitation qui a débuté dans les années 60. Pour faire face à la baisse de fréquentation, les multisalles se développent. Elles permettent de mieux amortir les coûts, de répartir les risques et de diversifier l’offre de films. Les grandes salles historiques, comme le Wepler ou le Marignan, sont quant à elles redécoupées en plusieurs salles de plus faible capacité. En 1967, le premier multisalle Les Trois Luxembourg ouvre rue Monsieur Le Prince. Inséré dans un immeuble d’habitation, le cinéma propose trois salles superposées. Il a été rénové en 2016, mais la modernité de sa façade semble bien ordinaire.
En effet toutes ces transformations vont de pair avec l’abandon d’une conception spectaculaire du cinéma. Il devient un lieu banal dans l’espace urbain. Il n’arrête plus le regard, n’éveille plus l’envie. Dans les nouveaux établissements, on limite au maximum les espaces de rencontres et d’échanges – salons, bars, vestiaires, foyers – qui sont perçus comme des espaces perdus. En gagnant en rentabilité, les cinémas renoncent à toute originalité, ils deviennent des temples de la consommation banalisée et non plus des lieux d’évasion et de plaisir. Le phénomène s’accélère avec le développement des multiplexes dans les années 90, calqués sur le modèle de la « culture-business » à l’américaine. Les exploitants se sont structurés en groupes qui concentrent les activités de production, distribution et exploitation. Les deux principaux groupes, UGC et Gaumont, détiennent la moitié des écrans parisiens. Avec la constitution des majors de la communication, l’exploitation cinématographique ne représente qu’un maillon d’une immense chaîne. Inutile donc d’investir dans la construction d’édifices féeriques et majestueux. Planqués en sous-sol des nouveaux mall, ou enfermés dans des entrepôts démesurés et sans âme, les écrans des multiplexes parisiens drainent 70% des spectateurs en 2016.
La télévision, puis la VHS, le DVD, la VOD, ont également joué un rôle dans la lente agonie des salles de cinéma. Les petits cinémas de quartier qui proposaient des films en seconde exclusivité ont été rapidement concurrencés par le développement de ces nouveaux supports. Les consommateurs sont devenus, en outre, plus exigeants en termes de qualité de projection et de programmation.
« L’Art se retire parce que les hommes n’ont plus besoin de lui », constatait Godard – encore lui. Des avenues aux grands boulevards de Paris, en passant par les petites rues, on prend la mesure de ce repli. Constamment le commerce gagne, avec ses chaînes de magasin qui se reproduisent à l’identique dans toutes les villes. Les substitutions sont chez nous discrètes, ainsi Le cinéma Le Méry de la place Clichy, cinéma de quartier ouvert dans les années 60, devenu quelques temps une salle X, devait être repris par l’animateur Arthur avec comme objectif d’en faire son Comedy Club personnel. Rappelons le Comedy Club de Jamel Debbouze est lui-même un ancien cinéma. Le projet d’Arthur ne verra pas le jour, à sa place un nouveau club de sport tendance. L’ancien mur en façade où s’inscrivait en lettre sde plâtre « le Méry » a été pulvérisé et transformé en verrière.
Le blog de Philippe Célérier recense ces cinémas disparus, parisiens et français.
Plus spectaculaires sont les salles abandonnées, ces « belles endormies », que photographie Stephan Zaubitzer. Exposé récemment à l’Institut du Monde Arabe, il sillonne le monde depuis 2003 pour prendre en photo les façades de cinéma et leurs salles. Nombreuses sont celles qui ont été transformées en supermarché.
© Stephan Zaubitzer
Enfin, voici peut-être le projet le plus fou qu’un français ait imaginé : installer une salle de cinéma dans le désert du Sinaï. Il parvient à tout installer mais ne peut y projeter aucun film en raison de la désapprobation des autorités. La salle était donc là dans le désert, vierge de toute projection, jamais fréquentée. Une étrangeté touristique.
Voici ce qu’il en reste, aujourd’hui.
© Noha Zayed
De nos salles disparues, il ne reste même pas ce désolant vestige. Elles sont désormais invisibles. Leurs traces ont été recouvertes, transformant notre espace urbain en gigantesque terrain de consommation. Pourtant la fréquentation toujours très soutenue des spectateurs parisiens (10,84 entrées par habitant en moyenne en 2016 à Paris, contre 3,34 en moyenne sur l’ensemble du territoire français), est un de ces signaux faibles témoignant que l’envie de cinéma demeure forte. Il nous faut maintenant du cinéma autrement.
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Juste pour l’anecdote et comme un sous-titre au titre lui-même, lorsque se sont déroulés les travaux de démolition du Gaumont Palace de la place Clichy, cédant le terrain à une galerie marchande, un hôtel et plusieurs niveaux de parking, le cimetière de Montmartre s’est invité sur le chantier.
Le long du mur mitoyen avec l’avenue St Eloi n’a pu empêcher de débarquer de nombreux et très anciens locataires du voisinage sur le chantier qui a du être arrêté le temps de les faire retourner se reposer chez eux et ériger un énorme mur en béton armé entre les deux.
Le Gaumont Palace est ainsi devenu l’espace de quelques semaines un authentique cimetière.