Dans le cinéma des débuts, le verbe n’était pas. Puis est venue la malédiction babélienne du parlant.
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En décembre dernier, Canal+ décalé diffusait une étrange série intitulée Calls. Création originale de Timothée Hochet, Calls est la première série qui s’écoute. Dix histoires singulières sont racontées en dix épisodes courts, uniquement avec des voix récupérées d’enregistrements divers. Cette expérience sonore plonge le spectateur – auditeur dans un répertoire auditif large où se mêlent angoisse, amour, inexplicable.
Pour le HuffPost, Thimothée Hochet expliquait ainsi son intention : “Mon projet constitue une expérience où le spectateur se retrouve plongé dans le noir, frissonne et imagine. Selon moi, l’image est extrêmement présente dans notre société actuelle, le son un peu moins. A travers cette entreprise, je souhaitais absolument mettre l’accent sur l’aspect auditif et l’imagination. Je souhaitais avoir un écran tout noir. Pour Canal, c’était plus compliqué car ils craignaient que les téléspectateurs pensent à un bug en tombant sur le programme. On a donc décidé d’inclure des images abstraites avec Olivier Degrave (directeur artistique visuel) »
Cette série accrocheuse, avec son casting de voix dément est une véritable réussite, car elle parvient à imposer un genre nouveau, le cinéma sonore dans une époque submergée par les images.
Le public accepte d’être crédule face aux artifices employés par le cinéma, ici l’absence d’images n’empêche pas l’illusion audiovisuelle. Mais s’il accepte, par exemple, la postsynchronisation, accepte-t-il sans rechigner la substitution de nouvelles voix à celles du film original ?
Vox artificialis
Depuis qu’il s’est mis à parler, le cinéma ne s’est plus jamais tu. En 1927, le succès international du « Chanteur de Jazz » impose le cinéma parlant comme norme. Le premier film américain parlant est diffusé en France en 1929 et l’accroissement de la distribution de films étrangers soulève la question de la traduction de ces œuvres en vue de les rendre accessible à un public qui ne parle pas la même langue.
Plusieurs méthodes ont été expérimentées. Ajouter des textes brefs sur l’image pour résumer les dialogues – le sous-titrage, tourner un film en plusieurs langues pour créer des versions multiples exportées dans plusieurs pays, remplacer les voix originales par celles de comédiens parlant la langue du pays d’exploitation du film, le fameux doublage.
En France, le doublage s’impose dès 1931. Les premiers doublages sont très imparfaits techniquement, et perturbent les spectateurs par l’inadéquation entre la voix entendue et le corps vu à l’écran. La polémique du doublage est ouverte.
Une enquête de Cinémagazine, revue cinéphile, datée de juillet 1931 révèle le ressenti des spectateurs de l’époque. Pour l’un d’eux, « la voix d’un acteur fait partie de sa personnalité au même titre que ses autres qualités physiques ; c’est une mutilation que de la remplacer. »
Les réalisateurs, eux-mêmes, s’opposent violemment au doublage des films. En 1937, Jean Renoir qui refuse que la Grande Illusion soit doublée en anglais, assimile cette méthode à une pratique de sorcellerie et se demande comment on peut « admettre qu’un homme qui a une seule âme et un seul corps s’adjoigne la voix d’un autre homme, possesseur également d’une âme et d’un corps tout à fait différents ? »
En juillet 1945, s’exprimant dans les colonnes de l’Ecran Français, dans un articule sobrement intitulé « Film doublé = film trahi », le réalisateur Jacques Becker s’insurge, pour les mêmes raisons, contre un procédé qu’il estime être « un acte contre nature, un attentat à la pudeur. […] Un monstre ! Il faut tuer le monstre. »
Or dans les premiers temps du parlant, la voix des acteurs a connu des distorsions qui ne gênaient nullement les réalisateurs. Le cinéma était alors intégralement tourné en studio, avec des micros peu sensibles et des caméras bruyantes. Les micros sont tenus à distance, car ils sont alors un tabou visuel, propre à rompre l’illusion cinématographique. Ils sont donc le plus souvent fixés au plafond. L’acteur doit articuler et projeter sa voix. On privilégie dans les castings des acteurs disposant d’un grand registre vocal créé par la pratique du théâtre. Dans les studios, un homme ouvrait et fermait les micros selon les déplacements des personnages, en sacrifiant ainsi la perspective sonore.
Par la suite les évolutions technologiques ont rendu les micros plus sensibles. A partir des années 70 en France, le son direct devient un idéal absolu. Les tournages se font plus souvent en extérieur. Se pose alors le problème des bruits ambiants. Dans la majorité des pays du monde, la réponse fut de postsynchroniser les films : pour 90 % des films tournés dans le monde, on continue de faire le son des dialogues après. Cependant, certains réalisateurs, tel que Doillon, Chéreau ou Godard choisissent de faire lutter les sons les uns contre les autres ou encore de créer un « clair-obscur verbal ». Tous ces éléments de la réalisation cinématographique sont susceptibles d’être détruits par le doublage ou par le sous-titrage.
Doubler n’est pas jouer
Le doublage est contesté dès son apparition pour plusieurs raisons. La première critique est artistique : le doublage crée un hiatus entre l’image et le son. Le doublage de films vient, en effet, s’ajouter à un ensemble cohérent pré-existant, avec un dialogue intégré dans une dimension visuelle propre. Les nouveaux dialogues produits par le doublage sont donc soumis à cette dimension visuelle d’origine qui lui est étrangère.
Le doublage rompt alors la cohérence entre le dialogue et sa représentation en image : on voit une « langue », on en entend une autre. Le spectateur peut ne plus croire en un personnage qui parle une langue qui n’est pas la sienne. Ce problème est amplifié lorsqu’un acteur est doublé par différents acteurs, selon les films, il n’a donc plus une voix unique, ou lorsque des voix sont trop souvent entendues. Je vous invite à regarder ce court-métrage, plein d’humour qui rend hommage à nos voix célèbres. Je suis certaine que vous associerez immédiatement les voix entendues à des acteurs étrangers bien connus.
Afin d’éviter, cet écueil le travail du traducteur-adaptateur est essentiel, en amont de l’enregistrement des acteurs de doublage. L’émission Tire ta langue de France Culture sur L’art du sous – titrage et du doublage a reçu en 2012, des traductrices adaptatrices de films.
On y apprend, ainsi, que dans l’exercice d’adaptation d’une version originale en vue d’un doublage, le plus important est de faire passer un dialogue, fluide, naturel et bien français, tout en conservant l’esprit de la version originale. Le doublage y est décrit commune une illusion, puisqu’il s’agit de parvenir à faire croire qu’un personnage américain, par exemple, parle français. La phrase fluide doit épouser les mouvements de l’acteur et la dynamique du dialogue. L’art du doublage est de trouver les mots qui vont se fondre dans la bouche du personnage, mais qui peuvent s’éloigner du texte original.
Un autre problème artistique se pose : dans le doublage on a tendance à gommer tous les accents pour que les dialogues soient le plus neutres possibles. Les voix deviennent normées. Le spectateur doit en effet, avec le doublage, faire un effort supplémentaire dans la suspension d’incrédulité indispensable pour « rentrer » dans une œuvre cinématographique. Il sait pertinemment qu’il pénètre dans une réalité étrangère, alors que le personnage parle sa langue. Y ajouter un accent le ferait sortir de l’illusion préalablement acceptée.
Les films multilingues sont tout aussi problématiques pour le doublage. Au Festival de Cannes en 2009, Quentin Tarantino déclarait au magazine Première que « doubler Inglourious Basterds n’aurait aucun sens puisque le fait qu’on y parle plusieurs langues est crucial. Comment doubler Christoph Waltz quand il dit « Et maintenant, parlons en anglais » ? Il n’est pas question de le sortir doublé aux États-Unis. Le problème pourrait venir des pays européens comme l’Allemagne, l’Italie et l’Espagne qui ont l’habitude de doubler les films. » Or le film a bien été exploité dans sa version doublée, en France.
Le doublage constitue une modification générale de l’ambiance sonore d’un film : en substituant une langue unique à toutes celles qui y sont parlées, en donnant des dialogues aux personnages secondaires en arrière-plan, à ceux qui étaient volontairement inaudibles.
Et Jean Fayard ajoute une ultime critique, dans un article de 1936, Doublage… or not doublage, publié dans la revue Pour Vous, critique que Quentin Tarantino aurait pu faire sienne. « S’il fallait renoncer à l’audition des versions originales, nous renoncerions en même temps à l’une des plus importantes acquisitions du cinéma : l’élite des acteurs universels. Les grands acteurs allemands, anglais ou américains, nous ont enrichis. Ce serait vraiment abandonner, et le plaisir qu’ils nous donnent, et leur leçon, que consentir à regarder leur fantôme, cependant qu’une voix empruntée et dérisoire exprimerait faiblement leurs passions. »
Doublé par le doublage
Le traducteur-adaptateur de doublage est dans son travail d’adaptation confronté à un autre dilemme : comment rendre compte des références culturelles propres à la version d’origine. Faut-il les neutraliser, comme le sont les accents spécifiques dans le doublage, ou faut-il leur trouver des correspondances approximatives, au risque de dénaturer l’œuvre.
Dans la version française de La Planète des Singes de 1967, le discours final de Charlton Heston se limite à « I’m back, I’m home » sans qu’il soit fait explicitement référence à la terre. Dans la version doublée, il s’exclame juste avant de découvrir la Statue de la Liberté : « Deux mille ans plus tard, nous étions revenus sur la terre ! », ruinant ainsi tout effet de surprise.
Le doublage est, aussi, remis en cause pour les manipulations d’ordre idéologique qui peuvent s’effectuer à l’insu du spectateur. Substituer un texte complétement différent au texte original, au moment du doublage est une tentation à laquelle a totalement cédé le film « La dialectique peut-elle casser des briques ?» de René Vienet.
Ce film réalisé en 1973, dans la mouvance situationniste initiée entre autres par Guy Debord, détourne un film de kung-fu chinois de 1972, dans lequel des pratiquants de taekwondo coréens s’opposent à des oppresseurs japonais. Le détournement cinématographique est une pratique visant à récupérer un film déjà réalisé et commercialisé en changeant le discours des personnages (post-doublage). Le dialogue original est remplacé par un autre dialogue, généralement à portée humoristique.
Le scénario détourné relate comment des prolétaires tentent de venir à bout de bureaucrates violents et corrompus grâce à la dialectique et à la subjectivité radicale. La violence est finalement choisie, en raison de l’incapacité des bureaucrates à suivre un argument logique. Parmi les acteurs de cet hilarant doublage, on compte Patrick Dewaere et Roland Giraud.
Ces détournements ont été popularisés par les mash-up qui, à l’ère du développement durable, s’imposent comme un génial recyclage d’images et de sons. Dans la catégorie doubleur, Patrick Bouchitey a été un digne précurseur de la pratique avec « La vie privée des animaux », diffusée en 1990 par Canal +.
En Allemagne, le film d’Alfred Hitchcock Notorious (Les Enchaînés) diffusé aux Etats-Unis en 1946 a fait l’objet de deux versions doublées, respectivement en 1951 et 1969. Un article passionnant de Rainer M. Köppl Hitchcock et IG Farben, le doublage ou la danse dans les chaînes, publié sur le site de l’Ecran traduit, retrace l’histoire de ces deux doublages qui effaçaient complètement la référence à la collaboration entre le groupement industriel allemand et les nazis, élément majeur du scénario écrit par Ben Hecht.
« Dans une scène clé du film, le personnage de Devlin (joué par Cary Grant) demande à la charmante Alicia Huberman (Ingrid Bergman), atteinte d’une forte gueule de bois : « Ever hear of the IG Farben Industries ?[» [Vous avez entendu parler des Industries IG Farben ?]. Cette question est une bouteille à la mer politique. Ben Hecht, juif américain, inscrit dans le scénario le nom du géant allemand de l’industrie chimique IG Farben, mais ce message n’arrivera jamais en Allemagne ni en Autriche : plus de cinquante ans après la première projection de Notorious, il n’existe aucune version du film doublée en allemand dans laquelle on entende cette question. »
“Il est incontestable que doubler un film c’est, de quelque façon, le trahir“, affirmait Georges Sadoul dans un article du Monde, daté de 1967.
Alors sommes-nous tous des Iago, lorsque nous regardons une version française ou sommes-nous simplement des curieux, avides de cinéma, prêts à sacrifier à la voix originale pour comprendre une oeuvre ? Les Etats-Unis ont choisi leur camp : les studios hollywoodiens retournent carrément les films étrangers avec leurs propres équipes, en adaptant le scénario à leur réalité.
La controverse du doublage s’est ouverte en 1931, elle n’est toujours pas refermée.
Comments 2
merci de votre article très documenté et de votre approche historique, esthétique, symbolique et politique de la question du doublage dans le cinéma de fiction. Je me souviens encore de la diffusion sur ARTE – il y a plus de 15 ans, à l’époque où ARTE défendait une éthique culturelle – du Casanova de Fellini en version française. Terrifiant de bêtise. Mais il est aussi un domaine que vous n’abordez pas, et qui mérite la pertinence de vos analyses : le cinéma documentaire. Dans sa diffusion télévisuelle aujourd’hui, sur Arte comme sur la plupart des autres chaînes de télévision, le tous-titrage du cinéma documentaire a été remplacé par le doublage, ou plutôt la “voice over” procédé particulièrement tordu qui consiste à baisser au mixage le niveau sonore des voix originales pour la couvrir avec une autre voix pour en traduire le sens. Mais cette voix, qui pourrait être “neutre”, (celle d’un traducteur) est systématiquement enregistrée en jouant d’intonations très appuyées dans le but semble-t-il de charger émotionnellement le discours de la personne filmée. Qui sont ces personnes qui par effet de masque, détournent aussi grossièrement les voix originales ? Pourquoi cette opération de non-accès à la parole originale s’est-elle aujourd’hui imposée, à tel point qu’un film documentaire tourné aujourd’hui est refusé à la diffusion s’il n’a pas été soumis à ce processus ?
André Rigaut
Bonjour André, merci pour vos compliments et votre commentaire. Volontairement, je me suis limitée à une approche cinématographique du doublage et j’ai laissé de côté son usage en télévision, car cela mériterait un article à part entière. J’y songe et j’y travaille.