La matière narrative qui constituait l’un des mythes fondateurs de la culture américaine a disparu des écrans de télévision. Et l’homme qui tua le cowboy est, sans nul doute, Charles Ingals, version agraire, sédentarisée, propre et impeccablement rasée de l’aventurier américain ! Le légendaire grand Ouest, avec sa frontière mouvante, s’est transformé en espace domestiqué, permettant la fondation de la société américaine. Le désert devenu jardin épuise toute la fertilité de l’imaginaire et tout lyrisme. Où les créateurs de série vont-ils alors chercher une nouvelle inspiration, un nouvel élan, qui raconte la société américaine contemporaine ?
La série Stranger Things, produite et diffusée par Netflix en juillet 2016, et dont la saison 2 débutera le 27 octobre prochain, est un bel exemple du renouveau de ce récit commun. Avec ses contours familiers, sa surdose de références, Stranger Things s’impose comme un petit bijou de conte horrifique. La prairie des Ingals n’y est plus du tout verte. Le monde apparaît fragile et instable, l’ordre des choses est constamment bouleversé, chaque personnage y est contraint de lutter pour sa survie. Et aucun épisode ne finit avec un verre de lait chaud et un câlin.
La fin de l’American Way of Life
Une affiche nostalgique qui fleure bon le blockbuster, un logo imaginé par Ed Benguiat, créateur des typos de La Planète des Singes et de Twin Peaks, de multiples références à la pop culture des années 80, Stranger Things s’impose immédiatement comme une série citation, puisant abondamment dans des codes reconnus au-delà du seul continent nord-américain. Les univers de Spielberg, Stephen King, Ridley Scott, s’entrecroisent habilement pour que chaque spectateur ressente une doucereuse familiarité.
L’intrigue de Stranger Things se déroule dans une petite ville américaine de l’Indiana, dans les années 80, à l’époque où l’internet et le téléphone portable sont encore de la science-fiction. La scène d’ouverture, avec cette petite bande d’enfants jouant à Donjons et Dragons, ressemble à si méprendre à celle d’E.T. Mais le renversement de situation est immédiat : un enfant disparaît, après une course poursuite dans une forêt inquiétante.
La dimension sombre de la série s’installe d’emblée et ne lâchera plus une seule séquence des 8 épisodes de la saison 1. Méticuleusement, Stranger Things revisite situations et plans des succès cinématographiques des années 80 pour en livrer une version obscurcie, plus proche de l’univers crépusculaire de Stephen King que de l’esthétisme de Spielberg. En effet, là où E.T. ébauchait une critique de la middle class américaine et de son mode de vie, dans le cadre idéalisé d’une banlieue de Los Angeles, la série imaginée par les frères Dunner met tout sens dessus dessous. L’enfance est brutalisée physiquement, les adultes n’incarnent plus aucune autorité, ils sont déglingués ou monstrueux, et les menaces se démultiplient.
Le traitement des figures enfantines est un des points clés de la série. On s’identifie aisément à la jeune bande passionnée de jeux de rôles, qui circule à vélo comme les petits héros de Spielberg et King, et se fait systématiquement bizuter par les petites frappes du collège. Leur enthousiasme juvénile s’oppose aux figures des petits martyrs de la série. A l’enfance émerveillée de Spielberg, Stranger Things substitue une enfance torturée et saccagée, une blessure qui structure la société. Laura Ingals, ses nattes et ses bêtises sont reléguées au rang d’aimable plaisanterie !
Eleven, surnommée Elf, dotée de pouvoirs surnaturels, échappée d’un laboratoire secret, revit en flashbacks la destruction systématique de son enfance par le professeur qui exploite ses dons, et qu’elle appelle « Papa ». La fille du shérif Jim Hopper meurt d’un cancer, provoquant la rupture de ses parents et la déchéance du shérif, incapable de surmonter cette épreuve.
Enfin, l’ultime victime enfantine de la série est Will, disparu dès les premières minutes de la série, retiré du monde réel mais pas vraiment mort, sujet de toutes les quêtes.
Le monde des adultes est déjà pulvérisé avant que ne débute l’intrigue. Les piliers d’une société mature apparaissent fragiles et contestables. Les couples sont séparés ou ne se comprennent pas. Les figures masculines et les représentations de l’autorité sont controversées. Le shérif noie son chagrin dans l’alcool, le savant est tout puissant et sans affect, les représentants de la police sont stupides et feignants. Et comme ça craint vraiment du côté des adultes, les enfants sont traités comme des objets, exploités à des fins scientifiques ou mercantiles. Seules les mères semblent avoir une véritable connexion avec les enfants, mais elles demeurent inaudibles pour le reste de la société.
Alors que dans E.T., l’autre est représenté par une créature laide mais comiquement maladroite, avec de grands yeux expressifs qui l’apparentent à un lolcat, dans Stranger things, l’autre à apprivoiser a tout d’abord les traits d’une enfant maltraitée, une fugitive apeurée. Eleven, l’étrangère est terrestre. Pourtant, elle ne connaît rien à la vie de ses congénères. Elle s’y initie, un peu comme le fait la créature de Spielberg, sans pouvoir surmonter l’inquiétude constante qui a nourri son quotidien de cobaye. Cette frayeur enfantine a permis de libérer une créature encore plus effroyable qu’elle. Le point de bascule de la série est certainement ici. Les incarnations négatives se multiplient, et elles ne sont pas toutes des êtres fantastiques et monstrueux, issus d’un espace hostile, comme Alien. Elles sont au cœur même de la société américaine, dans les profondeurs des âmes enfantines et dans les représentations de l’autorité gouvernementale.
La nouvelle frontière intérieure
Tout comme la conquête de l’Ouest était une scène fondatrice des US, avec sa frontière sans cesse repoussée par des cow-boys, héritiers de la chevalerie, conquise dans la violence, Stranger Things acquiert le statut de conte contemporain, en initiant le spectateur à la réversibilité du monde.
Si on considère les contes comme des suites de mutations, des transformations qui débordent de la sphère de l’humain pour s’étendre à la nature, et au surnaturel, comme l’écrit le sociologue André Petitat, Stranger Things s’apparente à ce type de récit. La série met en scène un monde réversible, nommé l’upside down, reproduction de la réalité en version dark, où la créature maléfique, libérée par Eleven, rôde. A la fois organique et végétal, il n’est pas impénétrable, et propose des brèches par des jeux d’ouverture et de fermeture, évoquant les passages d’un monde à l’autre de l’Alice de Lewis Carol. Il contamine jusqu’aux murs des maisons, qui deviennent des membranes poreuses, à travers lesquelles la mère de Will peut communiquer avec son fils disparu.
Ce monde parallèle se révèle à tous parce qu’il retient le jeune Will, sujet d’une quête qui fonctionne à trois niveaux : celui des enfants (sa bande de copains augmentée d’Eleven), celui des adolescents (son frère et Nancy, la sœur de Mike) et celui des adultes (sa mère et le shérif Jim Hopper). Chacun de ces groupes de héros est animé par une conviction : la réalité n’est pas authentique. Derrière la séparation, le caché, le secret, le mensonge, il y a une possibilité de réunion, de dévoilement, de révélation, de vérité. Chacun, avec ses moyens propres, son ingéniosité, ses ruses, son courage et son sacrifice, tente de rétablir un équilibre perdu. La disparition de Will met tous les personnages en mouvement, les oblige à repenser un territoire qu’ils considéraient comme conquis et stabilisé, à réinterpréter une société qu’ils croyaient transparente.
Et sans santiags ni Stetson, sans cheval ni grandes plaines, Strangers Things fait surgir dans le maelstrom d’une nostalgie maîtrisée, la figure légendaire du justicier qui sort des cadres institutionnels établis pour défendre la communauté menacée, qui défriche et dompte des territoires sauvages. Les cow-boys ne sont pas vraiment morts, leur esprit aventurier sommeille encore parmi les enfants de 10 ans, les ados, les mères courage et les shérifs désabusés.
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