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Quand la liberté s’envole en fumée !

La polémique sur la cigarette au cinéma ne serait-elle qu’un écran de fumée pour cacher l’éternelle tentation de contrôle de l’imaginaire cinématographique ?

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Je vais tout de suite vous mettre à l’aise : je ne suis pas fumeuse, je ne l’ai jamais été. Comme Hubert Bonisseur de La Bath, alias OSS 117, je pourrais annoncer de façon provocante que « ne pas fumer me tue ! ». Mais en fait, je n’y suis jamais arrivée. La cigarette est un sujet récurrent de controverse. Parce qu’elle est un serial killer identifié, mais traqué mollement selon la Ligue contre le Cancer. Pourtant depuis la loi Veil de 1976, la norme s’est inversée. Le tabac, jusqu’alors très prisé, est reconnu comme dangereux pour la santé.  Selon les dernières évaluations, la consommation de tabac reste stable à 34,5% chez les 15-75 ans depuis 2010. Par ailleurs, la dernière usine de fabrication de cigarettes encore en activité en France continentale -elle est installée à Riom- va fermer ses portes cette année. Le tabac s’écrase progressivement.

Pourquoi un tel débat autour de l’image de la cigarette dans le cinéma ressurgit-il donc aujourd’hui ? Pourquoi les propos de la Ministre de la Santé, Madame Agnès Buzyn ont-ils suscité une vive réaction de la part des cinéphiles, des professionnels du cinéma et des défenseurs de la liberté de création ?

 

Romy Schneider fumant L'enfer de Clouzot

Romy Schneider dans L’Enfer de Clouzot

Le cinéma a toujours été écartelé entre deux tensions : respecter les convenances, pour ne pas se mettre à dos les biens pensants et les pouvoirs politiques et se moquer de tous les interdits. En ce sens, chaque film doit passer une épreuve d’acceptabilité, au risque d’être censuré. Or la censure, elle-même, a subi mutations et transformations selon les périodes, pour se faire, de nos jours, plus insidieuse.

 

Censurez cette clope que je ne saurais voir

N’entendez-vous pas ce petit refrain qui revient régulièrement depuis la naissance du cinéma. Parce qu’il est un spectacle qui se vit dans la pénombre d’une salle obscure, sur des écrans gigantesques, on redoute sa force de persuasion. Il est accusé de subversion, les cinéastes participant quant à eux, à la décadence de l’ordre moral et, maintenant, hygiéniste.

 

 

Avant que les organismes de santé publique ne se penchent sur eux, les films mettaient volontiers en scène des fumeurs et des fumeuses. Marque du héros ou de la séduction, la cigarette offrait une matière d’images, une esthétique de volutes, une ambiance vaporeuse. Sur le plan narratif, elle crée un tempo plus alangui, une pause au cœur des événements ou bien une focalisation érotique, une ellipse sensuelle sur ce qui ne peut être montré car trop indécent. La mise en scène de la cigarette dépasse sa simple vocation utilitaire, elle signifie un état, une action, elle fait avancer le récit cinématographique. John Wayne, qui jette rageusement sa cigarette, ne dit pas qu’il renonce à se ruiner la santé. Il rend immédiatement compréhensible sa détermination par rapport à la situation qu’il doit affronter.

 

La dernière étude de la Ligue contre le Cancer relève que « Entre 2005 et 2010, le profil du fumeur tend à devenir de plus en plus respectable : 72.9% des fumeurs sont des personnages respectables en 2005 versus 90.7% en 2010. Cette augmentation est lente et progressive dans le temps et souligne la tendance du cinéma français à banaliser l’acte de fumer. En effet, les fumeurs sont de moins en moins marqués positivement ou négativement. Par ailleurs tabac est de plus en plus fumé dans des situations normales a contrario de scènes d’angoisse ou de convivialité. » Cette nouvelle étude portant exclusivement sur les productions françaises succède à une précédente, réalisée sur un échantillon de 200 films, toutes nationalités confondues produits entre 1982 et 2002.  C’est cette banalisation de la cigarette qui incite les pouvoirs publics à réagir.  Parallèlement, l’évolution des neurosciences indique que quand un fumeur voit un acteur fumer à l’écran, cela crée une réelle « pulsion de consommation » dont on peut mesurer les effets physiologiques.
Il existe aussi « une relation causale avérée entre l’exposition des jeunes à des scènes tabagiques dans les films et l’initiation tabagique », selon le Centre pour le contrôle et la prévention des maladies (CDC), cité par Michel Desmurget dans sa tribune du Monde du 25 novembre.

Le dernier BEH (Bulletin Epidémiologique Hebdomadaire) du 30 mai 2017 fait état d’évolutions plutôt positives, dans la consommation de tabac par les jeunes de 15 à 24 ans. Si la baisse est légère chez les jeunes hommes (38,5% de fumeurs en 2000, contre 35,7% en 2016), elle est réellement significative chez les jeunes femmes passant de 37,7% en 2000 à 25,2% en 2016. Ces données posent une question : peut-on vraiment incriminer le cinéma, comme modèle prégnant d’incitation au tabagisme chez les jeunes ?  La Ministre de la Santé ne serait-elle pas tombée dans un travers classique qui ferait porter sur un seul média la responsabilité d’un fléau sanitaire. Toutes ces données aussi hétéroclites qu’elles puissent vous paraître montrent qu’il est indispensable d’analyser finement les mécanismes complexes amenant des jeunes à expérimenter un produit dont les dangers sur la santé sont largement connus et diffusés auprès de cette tranche de population.

Elles rappellent également que le cinéma est un art sur lequel s’exerce constamment de multiples pressions, qu’il est parcouru de tensions entre l’acceptable et l’inacceptable. Et que face à l’échec de politiques publiques ou une prétendue menace à un ordre établi, la tentation est grande de recourir à la censure.

 

Contrôles, codification, auto-régulation : les doux noms de la censure

La censure est protéiforme. Elle est voyante et très officielle quand elle se revendique d’une morale collective, elle est sournoise quand elle ne dit pas son nom et confine au conservatisme des créateurs. Le cinéma a subi la censure dès son apparition. Tout d’abord au nom de la notion de troubles à l’ordre public, les autorités locales ou nationales ont mutilé, coupé, interdit des films.  En France, la censure cinématographique débute en 1909, avec l’interdiction faite à la presse filmée de diffuser la quadruple exécution de Béthune, par décision du préfet. Ce sont principalement ces derniers qui effectuent le contrôle des films selon un « arbitraire bienveillant ». Cette expression suscite la réaction de Francis de Pressensé, Président de la Ligue des Droits de l’Homme, qui confie alors au Ministre de l’Intérieur : « Qui ne voit la parenté intime qui lie l’arbitraire bienveillant d’un haut fonctionnaire avec la théorie autocratique et césarienne du bon tyran ? » L’idée d’une liberté d’expression muselée est déjà dans l’air. Au pouvoir des préfets, s’ajoutent celui des maires, libres d’agir selon leur bon vouloir et d’interdire des projections de films dans leur commune. Ce joyeux et foutraque « arbitraire bienveillant » prend fin en 1916, grâce à un arrêté ministériel qui établit la première commission de censure préalable au niveau national. Composée de cinq membres, tous fonctionnaires du Ministère de l’Intérieur ou de la Préfecture de Police, elle ne suit pas de critères établis pour rendre ses jugements et refuse le visa à 145 films en 1916. Toutefois, les visas qu’elle délivre classent déjà les œuvres dans un objectif de protection de l’enfance et de respect des consciences.

Avec la Grande Guerre de 1914-1918, les informations filmées sont contrôlées par l’armée. Le Ministre de la Guerre crée le Service Photographique et Cinématographique en 1915. Certains opérateurs triés sur le volet sont autorisés à aller sur les champs de bataille. Abel Gance en fera partie, il rapportera des images incroyables qu’il insérera dans son film, « J’accuse », la version de 1919. Il sera toutefois contraint de faire quelques coupures pour atténuer le propos pacifiste de son film, qualifié d’antimilitariste.

 

J’accuse d’Abel Gance

A la fin de la guerre, en 1918 un décret modifie le régime de contrôle des films, la composition et la fonction de la commission. Elle devient paritaire, accueillant seize représentants de la profession en plus de seize fonctionnaires. Son avis conforme est exigé pour la délivrance des visas d’exploitation. Le pouvoir d’interdiction des Préfets et des Maires demeure mais limité par la loi du 29 mars 1928. La censure militaire s’est manifestée tout au long de cette période troublée de l’entre-deux guerres, pendant l’Occupation, évidemment, puis plus tard pendant la guerre d’Algérie. Dans les années 30 sur 572 films présentés à la commission de censure, 38 doivent subir des coupures pour motifs divers. Mais la majorité des séquences incriminées portaient atteinte au prestige de l’armée, aux institutions, aux puissances étrangères amies de la France. La censure s’avère, alors, bien plus qu’une arme politique, mais un outil de propagande.

 

© Musée de la Résistance nationale, Champigny-sur-Marne Droits réservés

 

Pendant la Seconde Guerre Mondiale, la censure militaire devient censure économique et se met au service de la propagande par des contrôles, d’origine vichyssoise ou nazie, dans tous les domaines : personnel, production, distribution, exploitation. La loi du 26 octobre 1940 régit les personnels de l’industrie cinématographique qui sont soumis à une autorisation d’exercer délivrée par le Ministre en charge de l’information. La création du CNC en 1946 reprend en grande partie la réglementation instituée par Vichy. Mais ce n’est qu’après la guerre d’Algérie que le cinéma pourra trouver un nouvel élan de liberté.  Figure de cette censure le film Afrique 50 de René Vautier. Ce documentaire de vingt minutes vaudra à son auteur treize inculpations, plusieurs mois de prison, et quarante ans de censure. Aujourd’hui vous êtes enfin libre de le regarder.

 

Cette libéralisation des écrans se manifeste surtout après Mai 68 et des Etats généraux du cinéma, qui militent pour l’abolition de la censure. Le milieu du cinéma réagit, car cette censure remet en cause les possibilités d’exploitation des films et donc la rentabilité de ces entreprises qui, il ne faut pas oublier, sont commerciales. Avant 1975, l’expression cinématographique correspondait à une liberté publique « dérivée », car elle n’existait pas en soi, mais par le rapprochement avec d’autres types de libertés comme la libre communication des idées et des opinions, la liberté d’expression de l’auteur, la liberté du commerce et de l’industrie. Dans son arrêt du 24 janvier 1975, le Conseil d’Etat annule la décision du ministre qui refusait le visa de contrôle à La Religieuse de Diderot de Jacques Rivette. Il semble acquis à la cause d’une liberté d’expression cinématographique.

 

 

Cependant le changement apparaît, non par le droit mais par les faits, car les cinéastes progressent dans la transgression avec la libération sexuelle post soixante-huitarde. En 1975, le Président de la République « invite le gouvernement et la profession à se concerter pour concilier la liberté d’expression au cinéma avec le respect de la dignité humaine et la liberté de choix du spectateur ». Une instance plurielle et indépendante au rôle consultatif est instituée : la Commission de classification des œuvres cinématographiques, toujours en activité. Elle visionne les films et transmet un avis au Ministre de la Culture lequel délivre un visa d’exploitation, assorti ou non d’une restriction en fonction de l’âge. Le contrôle des films porte tout autant sur le contenu des œuvres, que sur leur réception.  Chaque élément narratif ou pictural est évalué selon l’interprétation et l’émotion que l’ensemble du film peut susciter. Les censeurs craignent les effets indésirables du cinéma. Ils considèrent que le spectateur peut devenir un acteur du désordre social si ce qu’il voit l’y pousse. C’est une rhétorique identique qui animent les vilipendeurs du cinéma français d’aujourd’hui, lorsqu’ils infèrent de son impact sur la consommation de tabac. Ils supposent que le spectateur est un être fragile, dénué de capacité de raisonnement et de jugement et qu’il faut, dès lors, le protéger.

 

 

Sous le juste prétexte de veiller à la protection de l’enfance, le cinéma est soumis à une double sanction. La première est celle de la commission de censure qui va lier la classification des films aux coupes effectuées dans l’œuvre. La seconde est celle des chaînes de télévision qui en tant qu’organisme de production vont accroitre leur pouvoir de contrôle des films. Ainsi en 1988, le Conseil Supérieur de l’Audiovisuel (CSA) demande à ce que les films interdits aux moins de 18 ans ou 13 ans soient relégués à des heures tardives, ce qui induit une inégalité car cette censure n’existe pas pour les films de télévision ou les séries américaines.

La censure propre aux « lois de la télévision » s’avère la plus pernicieuse. Les films de cinéma en font les frais depuis des années. Trop grands, on les découpe grâce au procédé Pan and Scan qui permet de recadrer les images en scope. S’ils sont trop longs on les raccourcit de quelques séquences pour ne pas décourager les spectateurs. Des coupures publicitaires y sont faites uniquement avec l’accord de l’auteur. Mais en pratique, on peut douter du respect de cette législation. Le poids économique des chaînes de télévision dans la production cinématographique conduit le cinéaste à se conforter au plus grand nombre, à incarner la masse. Le réalisateur intériorise la nécessité de rentabilité économique, de restriction de l’exploitation de son œuvre ce qui aboutit à une forme d’auto-censure. La logique commerciale est une censure en soi et comme le disait Jean- Jacques Beinex, réalisateur de  37,2 le matin : « Le nombre de cons a augmenté. Maintenant ils opèrent en groupe. On ne fait plus de l’artisanat mais de l’industriel. On ne fait plus du cinéma mais du divertissement. ».

Dans ce vaste mouvement de conformisme et de conservatisme, il est fort à parier que sans injonction, la cigarette disparaisse progressivement.

Car comme le clame si bien l’addictologue William Lowenstein dans une tribune sur Slate « Perdre la liberté artistique au nom de la santé deviendrait un risque de sclérose existentielle. Nous savons tous que la vie est une maladie sexuellement transmissible, constamment mortelle. Faudrait-il la censurer? »

 

 

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Comments 1

  1. Une anecdote réelle
    Bonjour
    J’ai rencontré beaucoup d’acteurs, personnellement et de très grands, dans ma vie, dont Mel Gibson. Une anecdote lue, au travers des commérages sur le peoples, c’était, il y a longtemps.
    Mel et d’autres sont reçus à la maison blanche par Clinton, Bill, ou ailleurs, et ce dernier lui dit ”pourquoi n’arrêtez-vous pas de fumer dans les films”? Et Mel de lui rétorquer ” Nous arrêterons de fumer, dans les films, seulement quand les hommes politiques cesseront de mentir”, ce fut une bonne réponse.
    > Voilà, c’est tout
    > Christian Pinson

    Au fait, ma petite chaine TV sur youtube https://www.youtube.com/channel/UCirHRSGRoN5Wdrpyfaqi0iA
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