Fabrice Raffin, Université de Picardie Jules Verne
Cette chronique présente les pratiques culturelles contemporaines de la majorité des Français, celles qui existent le plus souvent en dehors de toute institution publique, une culture à zéro subvention, « marginalité d’une majorité » comme l’écrivait Michel de Certeau.
Dans le rejet actuel du politique, tel qu’il apparaît aux dernières élections dans les votes extrémistes ou l’abstention, les classes « populaires » expriment un sentiment de domination et d’impuissance qui concerne aussi les politiques culturelles. Ceux que l’on appelle les « acteurs culturels » ont l’impression de représenter l’intérêt culturel des populations, ce qui n’est pas le cas.
En réalité, les pratiques culturelles prises en compte par les politiques publiques de la culture sont principalement portées par ceux qui peuvent se faire entendre, le plus souvent les classes moyennes supérieures. Elles ont bien sûr raison de le faire, tout comme il faut affirmer ici l’intérêt d’un soutien à l’art et reconnaître la qualité du travail des « professionnels de la culture ». Cependant, bien souvent, sous couvert « d’universalisme », ces acteurs définissent eux-mêmes une « bonne culture » qui est en fait la leur. En luttant contre une forme d’élitisme culturel, ils en reconstruisent une autre, sans toujours en avoir conscience.
Une foule de pratiques ignorées
Il existe pourtant toute une gamme de pratiques culturelles majoritaires ancrées dans les populations : les fanfares, les musiques « métal », le clubbing, le hip-hop dans ses versions populaires et ses dérivés dansés et graphiques dans la rue, les jeux vidéo et le cosplay ou encore la musique country et le madison des mondes ruraux, le chant choral, le cirque et les théâtres populaires ou le slam, sans oublier la BD et les comics, le cinéma sur grand écran, à la télévision ou sur Internet. Bref, les cultures banales mais essentielles de millions de personnes, une culture populaire aux formes sans cesse renouvelées que le sociologue Richard Hoggart analysait déjà en 1957 dans « La culture du pauvre ».
Qu’est-ce qui est digne d’intérêt culturel ? Cette question n’est jamais réellement posée tant la valeur des formes de culture « à soutenir » et à diffuser au « grand public » semble aller de soi. Cette valeur implicite définit d’ailleurs la logique de démocratisation culturelle depuis 1959 qui prétend diffuser les œuvres majeures de l’humanité, légitimées par l’histoire de l’art, une histoire faite principalement par les choix des experts (historiens, critiques, etc.), de classes supérieures.
La culture pour quoi faire ?
Ce décalage entre les pratiques culturelles très variées des populations et l’offre publique soulève une autre question implicite : la culture pour quoi faire ?
Le politique répond aujourd’hui de deux manières. En premier lieu, la logique de « démocratisation culturelle » – portée notamment par le ministère de la culture et les professionnels – renvoie à des valeurs sacrées, à l’intemporalité, à l’universalité des « œuvres majeures de l’humanité ». Son leitmotiv est le « supplément d’âme », c’est-à-dire la culture considérée à la fois comme expression de dignité et de liberté (selon la formule d’Henri Bergson).
Cette logique conduit à soutenir principalement des formes artistiques loin des préoccupations quotidiennes des populations, dont les pratiques culturelles sont le plus souvent indexées sur des contextes et l’actualité.
En deuxième lieu, une autre politique dite de « démocratie culturelle » est sensée reconnaître la diversité des formes culturelles mais se présente plutôt comme une appropriation par les professionnels et leurs publics de pratiques de terrain et l’entrée de ces pratiques dans les mondes de l’art par leur professionnalisation. Un processus « d’artistisation » dont témoigne l’usage quasi systématique du terme « d’art » à leur endroit : art du cirque, art de la rue, 7ème art pour la BD, la danse hip-hop étant passée pour sa part du côté de la danse contemporaine et les graphs et tags qualifiés d’art urbain. Si ce renforcement artistique de pratiques « indigènes » est positif, les sens initiaux des pratiques populaires restent largement ignorés par les acteurs des politiques culturelles ; ils n’ont pas disparu pour autant.
Ce processus est vécu par les pratiquants et les publics de ces formes culturelles comme une dépossession. Pour être financées, les formes culturelles soutenues par les politiques publiques doivent respecter une qualité artistique parfois en contradiction profonde avec leur sens initial, une forme d’institutionnalisation et de nouvel académisme, toujours indexé sur l’histoire de l’art et ses professionnels.
L’instrumentalisation de la culture
D’un autre côté, le politique répond à la question de l’utilité de la culture d’une manière plus instrumentale. Dans cette perspective comme l’écrivait Philippe Chaudoir, une triple injonction est faite à la culture : développer les territoires (et surtout économiquement), communiquer afin notamment de se positionner par rapport à d’autres territoires (attractivité, captation des populations), construire (reconstruire ? maintenir ?) de la « cohésion sociale ». Ces orientations sont soutenues principalement par les collectivités territoriales et sont simultanées aux processus de décentralisation et d’affaiblissement relatif de l’État depuis les années 1980.
Ces politiques culturelles locales ont pu conduire au soutien de formes artistiques moins « établies », en termes de qualité au sens précédemment évoqué. Néanmoins, toujours portées par des professionnels qui ont trouvé là une manne financière, les formes de diffusions, à de rares exceptions, relèvent de la même logique d’imposition extérieure à des « habitants » caractérisés surtout par leur pauvreté culturelle.
Les recherches que je mène sur les pratiques culturelles depuis plus de 20 ans montrent cependant que pour des millions de personnes la culture est quelque chose à la fois de plus essentiel et de plus simple. D’une part, la culture ne se réduit pas à l’art. D’autre part, elle existe en dehors de toute institution. Enfin, il n’existe pas de groupe social qui ne développe ses propres pratiques. De tous ces points de vue la culture emprunte des sens et des chemins plus prosaïques.
Dans un livre de 2004, Bernard Lahire parlait de l’étonnement général de ceux qui apprennent que le philosophe L. Wittgenstein était fan de romans policiers et de films hollywoodiens « grand public. Cet étonnement s’explique par les logiques identitaires et de distinction sociale de la culture mise au jour depuis les travaux de Pierre Bourdieu dans les années 1960. Cependant, les pratiques culturelles peuvent vouloir dire bien d’autres choses pour les publics comme pour ceux qui s’y adonnent.
Les sens culturels ne se construisent pas nécessairement dans le sacré, l’intemporel, l’universel. Ils se construisent au contraire majoritairement dans la proximité et la quotidienneté, par rapport au parcours des individus : mon groupe social ou générationnel, ma région ou ma ville, telles questions ou tel problème qui me préoccupent aujourd’hui.
La culture pour s’amuser
Les usages sociaux de la culture sont multiples : de la simple poétisation du quotidien à l’animation d’une soirée, jusqu’aux propos esthétiques les plus élaborés. Les productions esthétiques – morceau de musique, film, spectacle vivant, danse – jouissent chaque fois d’un statut particulier pour leurs publics, rarement le même : esthétique toujours, mais également, alternativement ou simultanément, festif, ludique, économique, politique, éducatif, religieux, urbain…
Une dimension esthétique « sans prétention », qui peut créer l’événement ou rester très ordinaire et revêtir des sens plus ou moins nobles ou frivoles, voire totalement légers, en lien avec un quotidien. Alors que Malraux affirmait que « si la culture existe ce n’est pas pour que les gens s’amusent », il semble au contraire que cette dimension d’animation soit l’un des sens culturels les plus partagés par la majorité des praticiens et publics : écouter de la musique dans sa chambre ou danser toute la nuit (clubbing), égayer un repas ou le poétiser (en chantant, avec une fanfare), sans compter les carnavals qui viennent rythmer annuellement la créativité de tant de régions en Europe.
Ce sont bel et bien là des sociabilités culturelles : le fameux lien social tant recherché par le politique est là, sous nos yeux, en une multitude de moments grands et petits, publics ou privés. Encore faut-il savoir le reconnaître pour ce qu’il est, loin de la grandiloquence d’une politique culturelle de cohésion nationale, de développement territorial ou de rayonnement de la France.
Une infinité de sens
Une pratique culturelle n’a jamais un sens univoque, même si l’un ou l’autre apparaît saillant. Autour d’un enjeu esthétique (qui caractérise sa dimension culturelle, soit un intérêt pour le beau, le sensuel), cette pratique prend des sens simultanés. Si un intérêt d’animation apparaît souvent dans les pratiques culturelles de nos contemporains, d’autres sens peuvent y être associés.
Il peut s’agir d’un sens politique : dénoncer un problème social qui me concerne dans un morceau de rap par exemple, lorsqu’il s’agit de prendre part à un débat public. Mais ce même morceau peut avoir un sens économique pour celui qui le crée, lorsqu’il essaye d’en faire commerce, ce qui n’est pas contradictoire pour son auteur. D’autres sens relèvent d’une dimension plus identitaire : il s’agit alors dire qui je suis.
Plus généralement, la diversité des finalités de la culture n’a de limite que l’imagination de ses protagonistes et l’on notera ainsi une potentielle mutiplicité de sens, à l’infini : du politique à l’économique donc, mais parfois aussi, du religieux, de l’urbain, de l’éducatif, du festif, selon des combinaisons sans cesse renouvelées.
Des pratiques sans cesse réinventées
Par dessus tout, ces pratiques culturelles se passent très bien des professionnels et des pouvoirs publics. Elles prennent des formes toujours nouvelles et sont toujours en lien avec l’identité de ceux qui les expriment. Ainsi, ces pratiques culturelles sont appropriées par ceux qui les portent, inscrites de manière cohérente dans un style de vie et des rythmes quotidiens. Nous sommes loin de la culture prescrite par l’offre publique (principalement de l’art), voire imposée (à l’école notamment) et finalement subie.
Il ne s’agit pas de dire ici que tout se vaut en matière culturelle. Il s’agit au contraire d’affirmer que rien ne peut se valoir à partir du moment où l’on reconnaît la diversité des sens des pratiques culturelles. Le modèle culturel des « professionnels de la culture » impose un usage social dominant de la culture, mais il en existe une infinité d’autres, qui sont chaque jour réinventés par la diversité des groupes sociaux.
Il convient naturellement de continuer à soutenir les formes de la grandeur artistique de demain. Poursuivre une instrumentalisation culturelle bénéfique pour les territoires pourquoi pas, mais surtout, reconnaître et laisser vivre les cultures du quotidien de la majorité des populations : une politique de reconnaissance culturelle est une urgence démocratique.
Fabrice Raffin, Maître de Conférence à l’Université de Picardie Jules Verne et chercheur au laboratoire Habiter le Monde, Université de Picardie Jules Verne
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.