Catherine Morel, Audencia Business School
Alors que les grandes foires européennes d’art de la rentrée (Frieze à Londres, FIAC à Paris) ont fermé leurs portes et que les professionnels se pressent à la grande messe américaine de Art Basel Miami, on peut s’interroger sur le poids, le rôle et les motivations des entreprises collectionneuses d’art contemporain en France et à l’étranger.
800 entreprises collectionneuses d’art
Il en existerait environ 800 de par le monde dont 600 se spécialisant dans l’art contemporain selon Global Corporate Collections, un ouvrage publié parut à l’occasion d’Art Basel en juin 2015. Les plus connues sont souvent membres de l’IACCA International Association of Corporate Collections of Contemporary Art.
Si l’ouvrage cité fait la part belle aux collections allemandes, néerlandaises, suisses et américaines, ce n’est pas par hasard. Ces pays possèdent des entreprises pionnières dans le domaine qui ont compris depuis longtemps le rôle stratégique que peut présenter une collection d’entreprise. On pense notamment à la Deutsche Bank qui possède 60 000 œuvres majoritairement sur papier, à ABN Amro NV, à UBS ou encore à JP Morgan Chase dont la collection compte 35 000 œuvres.
Ces entreprises – majoritairement issues du secteur de la banque – voient certainement le soutien à l’art comme un moyen d’établir un lien privilégié avec leurs clients fortunés en quête de nouvelles formes d’investissement (parfois) et de reconnaissance sociale (souvent).
Cet engagement à différents niveaux dans le monde de l’art (la collection d’entreprise est souvent relayée par des actions de mécénat ou de publicité) permet également d’établir et de renforcer les réseaux organisationnels (politiques et économiques). La collection s’inscrit alors dans une démarche de diplomatie culturelle envers certaines des parties prenantes externes de l’entreprise (ce qu’on appelle parfois aussi le soft power de l’entreprise).
Cependant, les collections d’entreprises les plus élaborées sont gérées par des professionnels issus et reconnus du monde de l’art et pas uniquement par la Direction de la Communication. Ces « curators » (commissaires d’expositions) sont garants de la cohérence et de la qualité de la collection. Même si peu d’entreprises l’admettent, les choix opérés par des experts peuvent mener sur le long terme à une appréciation de la collection.
La prime à l’art contemporain
À ce titre, on peut penser que le succès des artistes contemporains américains et allemands dans le marché de l’art (4 artistes allemands et 3 artistes américains figurent dans les 10 premiers artistes mondiaux répertoriés au « Top 10 » du Kunstkompass 2015) a aussi été porté par les politiques d’acquisitions de ces entreprises. Elles ont souvent acheté les premières œuvres d’artistes lorsqu’elles étaient encore à un prix abordable.
En France, la législation offre de nombreux avantages fiscaux aux entreprises pour l’achat d’œuvres contemporaines (Art 238 bis AB du Code Général des Impôts). Cependant, les entreprises françaises restent frileuses. On compte encore peu de collections d’entreprises ou fondations dédiées à l’art contemporain : sur la quarantaine de membres de l’IACCCA, on compte 4 entreprises établies en France (HSBC France, Cartier, Neuflize France et Société Générale). On pourrait ajouter la Fondation Carmignac qui s’appuie sur une collection de plus de 200 œuvres, les Fondation Louis Vuitton, Hermès ou Louis Roederer.
Le manque d’initiation et de sensibilisation à l’art contemporain, un marché de l’art contemporain longtemps monopolisé par l’État, l’absence de légitimité des entreprises en matière culturelle, l’obligation de montrer au public les œuvres achetées par l’entreprise sont quelques-unes des raisons qui peuvent expliquer le retard français.
Le peu d’entreprises collectionneuses représente certainement un manque à gagner pour les galeries françaises (déjà fragiles) et un frein à la création des œuvres et au développement de la notoriété des jeunes artistes.
La place des artistes dans l’entreprise
Certaines entreprises à l’instar de Ricard, des Galeries Lafayette ou de Norac ne collectionnent pas mais offrent des espaces d’expositions, des résidences d’artistes ou des prix. Si ces initiatives sont souvent, au départ, le fruit d’une passion du dirigeant, elles permettent également de véhiculer une image de créativité et d’excellence. Un engagement sur le long terme permet à certaines de ces entreprises de devenir des acteurs culturels à part entière et reconnus comme tels par l’écosystème de l’art contemporain.
Parfois, l’artiste lui-même est appelé à jouer un rôle dans le processus d’innovation de l’entreprise. Son regard alternatif et sa démarche créative peuvent contribuer à l’élaboration de nouveaux usages pour les produits de l’entreprise ou de nouvelles approches du management.
Après avoir fait appel à Drew Bennett pour décorer les murs du siège social de Facebook, et ainsi initier la collection d’entreprise, Mark Zuckenberg lui a ensuite laissé monter un programme d’artistes en résidence afin de continuer à nourrir l’imaginaire de ses salariés et leur potentiel créatif.
Nul doute donc que les œuvres d’art dans l’entreprise (et la photo est un médium particulièrement prisé) permettent de redéfinir un espace de travail où créativité et innovation sont reconnues et encouragées.
Catherine Morel, Professeur associé Marketing , Audencia Business School
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.